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Michel Fustier

CONTES DE LA CREATION DU MONDE.
(http://contescreation.free.fr )


17 - EGYPTE : LE SOLEIL ET LE NIL, PROCES DE NOUN CONTRE RE.


LE JUGE– Je vous ai fait tous les deux comparaître au tribunal des dieux, toi Noun et toi Rê, pour qu’une bonne fois pour toutes votre affaire soit tranchée.
NOUN – Grand juge, règle d’abord notre différend. Nous verrons ensuite si nous te reconnaissons comme juge. Car nous sommes les juges qui jugent le juge.
LE JUGE - C’est intolérable ! Je vais vous faire arrêter. Vous n’allez pas recommencer !
RE - Nous recommencerons autant de fois que nous le voudrons. Je suis Rê, le Dieu-Soleil ! Quel petit juge pourrait arrêter le mouvement du Soleil autour de la terre ? Et qui pourrait t’empêcher, toi, immense Noun, ô fleuve souverain, de féconder somptueusement chaque année la vallée du Nil.
LE JUGE - Qui pourrait vous en empêcher ? Mais précisément une décision de justice… Ah, mais ! Vous n’avez pas confiance dans la justice de votre pays ?
NOUN - Laisse-le, ô grand Rê, il délire.
LE JUGE - Allons, allons, procédons. Il faut qu’au moins en droit nous décidions qui de vous est le premier. De sorte que les poètes qui raconteront votre histoire se mettent d’accord pour ne pas dire n’importe quoi... Noun, puissante rivière qui fait notre admiration, c’est à toi de parler la première.

NOUN - Tout en rougissant d’avoir à rappeler de telles évidences, je plaide pour l’antériorité : c’est moi qui ai existé la première. Ne voyez-vous pas que toutes les anciennes divinités de l’Egypte ont des têtes de batraciens, de reptiles ou de crocodiles et n‘est-ce pas une preuve que c’est moi, l’eau du Fleuve, qui les ai enfantés ? Et le Soleil lui-même, qui chaque matin sort du sein de mes tourbillons pour venir, comme un enfant peureux, s’y replonger chaque soir, j’en suis évidemment la mère
LE JUGE - Si nous prenions les choses par le commencement…
NOUN - Justement, au commencement il n’y avait que moi, moi qui, comme un immense torrent furieux, descendais des sommets de l’Afrique et entre les deux chaînes de montagnes balayais tout sur mon passage, juges y compris… Non, mais !
LE JUGE - Furieux mais passablement chaotique… J’ai ici une note : tu étais totalement inconsciente et complètement inorganisée. Comment dans ces conditions donner naissance à des dieux ?
NOUN - Pauvre ignorant : Ne sais-tu pas que c’est de l’inconscience que surgit la conscience, de l’inorganisé que jaillit l’organisé. Comme le dit notre livre des morts : « Je suis le grand dieu Noun qui est venu à l’existence par lui-même… » D’ailleurs, il n’est contesté par personne que c’est du fond de mes eaux qu’est sorti le serpent qui tenait dans sa gueule l’œuf dont est né le prétendu Soleil. A moins que ce ne soit la vache, que certains considèrent comme sa mère !

LE JUGE - Et toi, grand Soleil, Dieu Rê, suprême Seigneur, qu’as-tu à répondre.
RE - Je demande pardon à la cour : je dédaigne les têtes de crocodiles, l’œuf et la vache et je présente ici un autre texte, non moins fiable, qui m’attribue une antériorité absolue et la paternité de tous les autres dieux : « Je fis tout ce que je fis étant seul, avant que personne d’autre que moi ne se fut manifesté à l’existence… » C‘est clair, non ?
LE JUGE - Euh, voyons, ce texte… j’ai beau feuilleter, je ne le trouve pas dans mon dossier. D’où le tiens-tu ?
RE – Rien de plus authentique comme papyrus : Livre pour connaître les modes d’existence de Rê… de moi, je veux dire. Regarde !
LE JUGE - Texte tardif, me semble-t-il… Tu me le feras cependant remettre.
RE - Et celui-ci, gravé sur une colonne : « Salut à toi, Rê, maître de l’ordre cosmique, qui a ordonné que les dieux existent, qui seul a créé les humains, qui les a fait vivre, qui les a distingué les uns des autres par la couleur de leur peau… » D’ailleurs…
LE JUGE - D’ailleurs ?
RE - D’ailleurs, un peu de bon sens suffit : c’est moi dont la clarté réchauffe les êtres et leur permet de voir, donc de connaître vraiment les choses, de vivre, de se nourrir, d’agir... Sans moi rien n’existe. Quant aux prétentions de cette mer de boue descendue d’on ne sait où…
LE JUGE - Elle a répondu à l’objection, me semble-t-il ?
RE - Pas du tout… elle n’a jamais été, tout au plus qu’une matière, non pas même première, mais seconde. Tout au contraire de moi, dont on dit couramment : « Il a créé la matière, puis de la matière qu’il créa, il se créa lui-même. » Ou encore : « Je suis la divinité qui se procrée elle-même. » N’est-ce pas une preuve ?
LE JUGE - Eclatante, cher Soleil, éclatante ! Eblouissante, même. Aveuglante peut-être. L’effet qui remonte à sa cause !

NOUN - Je proteste ! Je ne suis pas une matière seconde, mais première. D’ailleurs, en bonne philosophie, la matière seconde n’existe pas : ce qui prouve bien que… Je demande encore une fois la parole.
LE JUGE - Tu l’as.
NOUN - Attention à mon argument, il est irréfutable. Le soleil brille sur le monde entier. Même sur nos ennemis, même sur des peuples inconnus, même sur les déserts où cela ne sert à rien qu’il brille. Ce qui prouve : primo qu’il est totalement dépourvu d’esprit et que secundo il se fout éperdument des Egyptiens. Et tout le monde sait que l’Egypte, c’est moi qui l’ai faite.
LE JUGE - Nous l’avons entendu dire : mais pour la bonne administration de la justice, peux-tu nous le confirmer. Cela figurera au moins dans nos registres.
NOUN - Puisque c’est cela, inscris comment, j’ai à la longue, contenant ma violence initiale, accordé au peuple égyptien de me retirer dans un lit restreint pour lui laisser la place de cultiver les terres que j’avais fécondées : et faisant ainsi chaque année, je lui ai donné une prospérité inégalable. Et je ne l’ai donnée à personne d’autre.
LE JUGE – C’est vrai.
NOUN – Donc, il ferait beau voir qu’au moment de couronner ses dieux, l’Egypte reconnaisse un Soleil qui est le dieu de tout le monde et pas le sien propre. D’autant plus que le Soleil n’est qu’un accessoire, une circonstance, un tout-venant dont je me suis habilement servie. Et nous savons tous que, livré à lui-même, le soleil brûle et détruit : moi, je suis féconde, je suis la vie.
LE JUGE - Elle a très bien parlé !
RE – Juge, ne sois pas juge et partie. Sans la chaleur du soleil, la terre serait morte et l’eau réduite à l’état de glace stérile ! Je voudrais encore…

LE JUGE - Cela suffit. Le tribunal des dieux doit encore trancher trente-cinq mille trois cent vingt-deux cas de préséance entre deux fois autant de dieux, vos collègues, et je n’ai pas de temps à perdre. Je vais rendre ma sentence. Etant donné que du sec, auquel appartient le Soleil, il ne peut pas sortir de l’humide, et que de l’humide, dont ressort manifestement le Nil, il ne peut rien sortir de sec ; que par conséquent aucun des deux plaignants ne peut prétendre être à l’origine de l’autre ; faisant d’autre part fi de l’argument que le Soleil, pour briller sur tous, n’appartiendrait pas à l’Egypte ; et considérant enfin que pour faire germer une graine il faut aussi bien de l’eau que de la chaleur, nous déclarons et décidons que Noun et Rê sont strictement égaux et co-existants. J’ai dit. Et nous ne voulons pas savoir comment cela se fait, et interdisons à quiconque de chercher à le comprendre… Que cela s’impose à tous les poètes, maintenant et à tout jamais.


Sources : Il n’y a aucun texte qui fasse le récit des commencements égyptiens. On ne peut donc s’appuyer que sur les allusions hiéroglyphiques qui sont faites, ici et là, à ce qui se serait passé à l’origine. Comme d’autre part les inscriptions et textes divers s’étendent sur plus de trois mille ans, ont été rédigés dans des centres cultuels rivaux (Héliopolis, Thèbes, Memphis) et qu’un nombre considérable de divinités se sont manifestées et substituées les unes aux autres au cours des temps, il est très difficile de dégager une doctrine : ce dont les Egyptiens ne se préoccupaient d’ailleurs aucunement. Il n’y a que nous, les modernes découvreurs, abominablement logiques (A ne peut être en même temps A et non A), qui aimerions y voir clair et qui avons fait ce conte pour que les petits écoliers du XXIème siècle puissent répondre à leurs abominablement logiques questions.

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