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Michel Fustier

CONTES DE LA CREATION DU MONDE.
(http://contescreation.free.fr )


15 - EMPEDOCLE : L’ATELIER D’APHRODITE


EMPEDOCLE - Puisque vous témoignez, jeune fille, de la curiosité envers les commencements du monde, je vais vous faire visiter mes chantiers.
LA JEUNE FILLE - Vos chantiers ?
EMPEDOCLE - Oui : ceux que, moi, Empédocle, j’ai décrit dans mes poèmes. Pour cela, reportez-vous par la pensée à l’époque où rien encore n’existait… Y êtes-vous ?
LA JEUNE FILLE - Oui, je crois que, par un grand effort de volonté, j’y suis arrivée.
EMPEDOCLE - Je passe sur la terre, le soleil et la lune, ces points sont bien connus…
LA JEUNE FILLE – Bien entendu. Ce qui m’intéresse, ce sont les vivants. Les plantes, les animaux, l’homme… Et la femme, naturellement.
EMPEDOCLE - C’est bien comme cela que je l’entendais et je vous ouvre précisément les ateliers où les vivants sont en train de prendre forme. Ils s’appellent « Les ateliers d’Aphrodite ». Je vous dirai pourquoi tout à l’heure… Venez… Ce que j’ai voulu faire… Vous me pardonnerez, moi qui ne suis qu’un pauvre poète, si je vous parle un peu comme si j’étais le créateur : ça ne me déplaît pas et ça simplifiera.
LA JEUNE FILLE - Allez-y : je crois que je comprendrai encore mieux!

EMPEDOCLE - Ce que donc, j’ai voulu faire - et là je vous parle en tant que Dieu - c’est montrer qu’en matière de création, il ne faut pas avoir d’idées préconçues.
LA JEUNE FILLE - C’est paradoxal : si quelqu’un doit savoir exactement où il va, selon un schéma arrêté à l’avance, c’est bien le créateur… Expliquez-moi.
EMPEDOCLE - J’ai une conception plus libérale et je crois que les créatures ont beaucoup plus d’imagination que leur créateur. Aussi ai-je pris comme principe qu’il fallait leur laisser une part importante d’initiative.
LA JEUNE FILLE – Comment faites-vous ça, dans votre pratique de créateur ?
EMPEDOCLE - Eh bien, plutôt que ce concevoir des créatures achevées et parfaites du premier coup, je me suis dit : je vais mettre à leur disposition tout ce qu’il faut pour se constituer elles-mêmes et je les laisserai être leur propre architecte.
LA JEUNE FILLE – Et comment est-ce que ça se passera?
EMPEDOCLE - Je me dispose à lancer dans l’univers toutes une collection de membres isolés, des nez, des bras, des têtes, des ventres… des pièces détachées si vous voulez, avec l’idée que ce sont ces membres eux mêmes qui essayeront de s’assembler, et qu’ainsi verront le jour des modèles beaucoup plus originaux que tout ce que j’aurais pu concevoir. C’est une façon, comme diraient les philosophes, de créer de la variété.
LA JEUNE FILLE - Vous êtes gonflé de vous en remettre comme cela… oui, disons le mot, de vous en remettre au hasard. Vous êtes bien, à ma connaissance, le seul Dieu qui… ne soit pas esclave de la nécessité !
EMPEDOCLE – Le hasard et la nécessité ! Taratata, le seul, vous n’en savez rien. Venez voir…
LA JEUNE FILLE - Je vous suis.
EMPEDOCLE - Evidemment, on ne lance pas une pareille collection de membres sans faire de plans. Le bureau d’études fonctionne pour le moment à plein. En effet, avant de créer un nez, il faut créer l’image d’un nez. Des images, des images, des images, voilà notre premier et principal travail… En grec on dit « eidola » des idoles : c’est du moins le terme que… attention, ce n’est plus Dieu qui parle, c’est Empédocle ! c’est le terme que j’ai employé dans mes poèmes sur la création du monde.
LA JEUNE FILLE - Et alors, ces plans… ?
EMPEDOCLE - Je reprends la parole en tant que Dieu : ces plans, qui ne sont encore que des formes fugitives, irréelles en quelque sorte, nous les enfouissons en terre, et la terre dans la quelle nous les avons enfouis les déchiffre et les modèle en forme de doigt, de bras, de nez, de bouche, de crâne, de ventre, de pied … etc., je vous le disais tout à l’heure, mais aussi de nageoire, de queue, de bec, de patte… Il en faut pour tous les vivants, même les animaux. Eux-mêmes, doigts, bras, pattes, nageoires, d’une grande variété : des petits, des gros, des réguliers, des tordus, des beaux, des laids… Voyez nos champs immenses ! Et dans ces champs nos ouvriers sont là qui se penchent sur la récolte et qui repiquent, émondent, corrigent les défauts. Et ici, j’allais oublier, l’atelier où nous retouchons les yeux. L’œil, c’est important, c’est la lanterne du corps : nous les refaçonnons au tour pour qu’ils soient parfaits… Tout ceci, c’est le premier temps de la création.

LA JEUNE FILLE – Le premier temps ! Et pour assembler tout ça ?
EMPEDOCLE - Ce n’est pas difficile : je ferai souffler un grand vent qui dispersera dans l’éther tous ces membres épars, et au gré des rencontres les êtres se formeront selon leur fantaisie.
LA JEUNE FILLE - Ca va être très bordélique !
EMPEDOCLE - Je m’y attends… A ce second temps, j’allais dire à cette seconde passe, il est probable qu’on verra une tête posée directement sur une paire de jambes, ou un requin avec deux pattes et trois nageoires, ou un poisson avec des ailes, ou un homme avec une tête d’oiseau et une queue de homard… Dans l’ignorance du catalogue général des membres disponibles, chaque membre se sera hâté d’attraper le ou les membres qui auront passé à sa portée. Ou encore les nez se seront regroupés par affinité et formeront une confédération de nez… Ou encore un être ne sera constitué que des parties droites ou des parties gauches de son corps.
LA JEUNE FILLE - Ce sera monstrueux !
EMPEDOCLE - Vous l’avez dit. Mais comme le monde continuera à tourner et que les êtres ainsi formés se rencontreront mille fois, chacun pourra apprécier les avantages et les inconvénients de la situation qu’il aura créée, et à la troisième passe…
LA JEUNE FILLE - Parce qu’il y aura une troisième passe…
EMPEDOCLE - Bien sûr : on ne peut pas laisser subsister ces malheureuses créatures dans l’état où leur ignorance et le hasard les auront mis. Et à la troisième passe, chacun ayant eu tout le temps de repérer les membres qui lui conviennent, il en résultera des êtres proches de la perfection. Ces êtres se diviseront en trois classes : des êtres chauds, les poissons avec des nageoires, qui pour se refroidir se précipiteront dans les eaux de la mer ; des êtres froids, les oiseaux avec des ailes qui, pour se réchauffer s’élèveront dans les airs ; et des êtres ni chauds ni froids, avec des bras et des jambes, qui décideront de demeurer sur la terre. Et savez-vous ce qui va animer ce grand mouvement de recomposition ?
LA JEUNE FILLE - Mais vous, je pense, le créateur, n’est-ce pas votre rôle ?
EMPEDOCLE - Bien mieux que moi : ce seront les principes éternels auxquels moi-même je suis soumis, je veux dire l’Amour et la Haine. La Haine qui fait que les membres incompatibles se repousseront les uns les autres, et l’Amour qui provoque au contraire le rapprochement, l’union, et le mutuel ajustement de ceux qui sont faits les uns pour les autres.
LA JEUNE FILLE - Très ingénieux, vraiment très ingénieux. L’explication est parfaite. L’Amour et la Haine… Avez-vous chiffré les équations, les relations d’incertitude…?
EMPEDOCLE - Pas encore. Tout ce que je sais, c’est que ça marche. Vous l’avez vu, je ne suis pas un Dieu calculateur.
LA JEUNE FILLE - Ce n’est pas exactement ce que je dirais… Je vous avais demandé aussi de me parler des hommes et des femmes.

EMPEDOCLE - Oui, les hommes et les femmes ! Eh bien, la meilleure preuve que mes principes sont universels, c’est que c’est encore là, l’Amour et la Haine qui vont continuer leur œuvre bienfaisante. Après avoir en effet rapproché ou éloigné les membres les uns des autres, selon leur compatibilité, comme vous venez de le voir, ils vont ensuite décider de qui, parmi les êtres, doit être uni à tel autre et de qui il doit en être séparé.
LA JEUNE FILLE – Parlez clairement : vous voulez dire que l’Amour et la Haine vont contribuer à constituer les couples.
EMPEDOCLE - Bien sûr. Et aussi à les défaire, car il ne faut pas figer les choses : elles doivent rester fluides. Des couples qui…
LA JEUNE FILLE - L’Amour et la Haine, c’est en quelque sorte l’attraction et la répulsion ?
EMPEDOCLE - Oui, mais ces mots sont trop savants pour moi… Nous disions donc des couples qui, lors du quatrième temps de la création, de la quatrième passe, par l’excitation de leurs semences respectives, et en raison de la belle forme qu’auront reçu les femelles, se reproduiront dans l’état de perfection ou les aura mis la réussite du troisième tour.
LA JEUNE FILLE - C‘est merveilleux : ô Dieu, quelles extraordinaires perspectives vous m’ouvrez ! Une caisse de pièces détachées et un traité de combinatoire, cela suffit donc pour créer le monde !
EMPEDOCLE – Vous voyez que c’est très simple et que je n’ai en réalité aucun mérite. Tout le monde peut en faire autant. Et je compte que vous vous y essayerez... J’oubliais d’ajouter que la déesse de l’Amour est Aphrodite. Et c’est la raison pour laquelle - mais c’est Empédocle et non Dieu qui parle pour conclure - j’ai appelé cet immense atelier ou se fabriquent les êtres : L’Atelier d’Aphrodite. Vous n'avez qu'à feuilleter les divers chapitres de mon poème.


Sources : Essentiellement les quatre tomes de l’Empédocle de Jean Bollack, qui a regroupé, autour des fragments de ce philosophe que nous possédons encore, toutes les citations de son œuvre faites par les auteurs anciens. Des uns et des autres il a fait un commentaire minutieux. Empédocle vivait au Vème siècle avant J.C. à Agrigente en Sicile. Il est dit avoir terminé sa vie en se jetant dans le cratère de l’Etna. Non seulement il a jeté les bases de la combinatoire moderne, mais de plus il a eu le premier l’intuition de la circulation du sang, considéré par lui comme capable d’établir un lien entre tous les organes et d’animer toutes les fonctions du corps.

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