Michel Fustier
CONTES DE LA CREATION DU MONDE.
(http://contescreation.free.fr )
14 – LES ESQUIMAUX : LE PERE CORBEAU,
« Tiens, se dit le petit oiseau, qu’est-ce que c’est que ça ? »
Il venait d’apercevoir une étrange forme d’être, qui était là au
milieu de tout, sans très bien savoir, semblait-il, ce qu’elle faisait.
Cela avait vaguement une apparence d’homme : mais comme les hommes
n’existaient pas encore, le petit oiseau ne pouvait même pas savoir que
cela avait une apparence d’homme. La vague forme remuait doucement dans
les ténèbres. Elle tâtonnait, car ses yeux n’étaient pas ouverts et, de
toute façon, il n’y avait pas non plus de lumière pour les éclairer.
Puis, fatiguée peut-être, elle se recroquevilla sur elle-même et
s’immobilisa longuement …
« Tiens, se dit le petit oiseau, peut-être, comme un bébé, est-elle en train
d’accéder à la conscience. » Le petit oiseau, qui était très éveillé, en
savait un bout en matière de conscience.
Effectivement l’être, quel qu’il soit, semblait se découvrir. Avec
une de ses mains, il saisit l’autre, et il comprit qu’il avait des
mains, une et puis une autre encore, et aussi des bras et des jambes. Puis, il
reconnut qu’il avait un corps et s’aperçut qu’il avait un
visage, avec des yeux et une bouche.
Il ne savait pas où il était, ni comment il était né, mais il respirait et il
vivait. Il s’enhardit et s’efforça, avec beaucoup d'hésitations, de
reconnaître ce qui l’entourait : et partout il rencontrait la terre, qui
était faite d’argile. Et il heurtait parfois un gros bloc dont il se
demandait ce qu’il pouvait bien être…
« Je ne serais pas étonné, dit le petit oiseau, qu’il se plonge
maintenant dans la méditation. C’est le moment. »
L’être en effet se plongea dans la méditation, et en méditant il
découvrit qu’il n’était pas, comme le serait une plante, relié à la
terre qui l’entourait, mais qu’il était libre d’aller et de
venir. Il eut ainsi conscience qu’il était différent de la terre. Il
rampa alors sur l’argile, lentement et prudemment. Il avançait
d’abord la main, puis, quand il avait reconnu le terrain, il progressait
un peu, et ainsi de suite.
« Il est peut-être en train de faire de grandes découvertes, dit le petit
oiseau… Mais attention, attention, ajouta-t-il à son intention…
attention! »
En effet, il n’y avait tout à coup plus rien devant l’être, le vide
seulement. Allait-il tomber dans le gouffre ? Non ! Il entendit l’oiseau,
s’arrêta et, saisissant une motte d’argile, il la jeta devant
lui…
« Il vient d’accéder, non seulement à la conscience, mais à
l’intelligence, pensa l’oiseau. Peut-être est-ce vraiment un être
supérieur que j’ai là devant moi ! Désormais, je ne l’appellerai
plus être, mais homme. »
L’homme écouta pour tâcher de reconnaître le bruit de la motte
d’argile lorsqu’elle toucherait le fond : mais il n’entendit
rien. Il recula prudemment puis, trouvant sous sa main un objet dur dont il ne
savait rien, il l’enfouit dans l’argile. Pourquoi ? Il ne le savait
pas, mais il le fit. Alors il se remit à méditer, se demandant ce qu’il
pouvait y avoir dans ces profondes ténèbres qui l’entouraient.
« Je vais lui faire un signe, se dit l’oiseau. » Et il battit des ailes
et se posa sur sa main. L’homme éprouva l’oiseau comme une créature
extrêmement légère. Avec son autre main il le toucha et sentit qu’il
avait des ailes et un bec, qu’il était chaud et doux. Et il comprit que
peut-être l’oiseau avait été longtemps prés de lui sans qu’il le
sache, à voleter de-ci, de-là.
« En resteras-tu là, demanda l’oiseau ? »
« Non, dit l’Homme en balbutiant… » Pour l’encourager,
l’oiseau avait décidé qu’il prononcerait désormais Homme avec une
majuscule. Et l’Homme s’approcha de l’endroit où il avait
enfoui quelque chose dans la terre et il s’aperçut que cela avait produit
des racines et était devenu vivant et que la terre était maintenant couverte
d’arbustes, d’herbes et de plantes. Merveille !
« Tu vois, dit l’oiseau, tu vois que cela en valait la peine. »
Puis l’Homme (il commençait à parler !) dit à l’oiseau: «
Pardonne-moi, tu es un gentil compagnon, mais je me sens quand même bien seul.
» Et il façonna avec l’argile un homme semblable à lui pour lui tenir
compagnie. Et l’Homme devint ainsi un Homme-Père. Mais ce nouvel homme,
l’Homme-Fils, se montra si agité, si irascible et si insupportable que
soudain son père ne l’aima plus et le jeta dans le précipice.
L’Homme, toujours dans les ténèbres, continua l’exploration de son
territoire et il découvrit qu’il était entouré d’eau de tous les
côtés. Il était sur une île. Il n’avait donc plus qu’une ressource,
explorer l’abîme qui était au centre. Mais comment ? Il dit au petit
oiseau : « Petit moineau, toi, avec tes ailes, veux-tu aller voir ? »
Quand l’oiseau revint, longtemps après : « Là-bas dans l’abîme,
sais-tu ce qu’il y a ? Une terre nouvelle. » - « Il faut que
j’aille voir ça, dit l’Homme. Viens te poser sur mon genou, que je
vois comment tu fais pour voler. » L’Homme découvrit les ailes de
l’oiseau et se demanda comment il pourrait s’en fabriquer ?
Il prit alors des branches d’arbre qui ressemblaient à des ailes et se
les attacha aux épaules : et nouveau miracle ! les branches se transformèrent
en ailes. Et des plumes lui poussèrent partout sur le corps. Et il lui avait
même poussé un bec. Il était devenu un grand oiseau noir. « Maintenant, dit-il
à l’oiseau, tu m’appelleras Père-Corbeau »
Et ils partirent. Le pays dont ils partaient, ils l’appelèrent ciel, et
le pays où ils arrivèrent, complètement épuisés, ils l’appelèrent terre.
Et comme dans le ciel, Père Corbeau y fit pousser des plantes et des arbres. Et
ensuite il créa des êtres humains. Certains disent qu’il les créa en les
façonnant avec de l’argile ; d’autres disent qu’il les créa
par hasard, sans le savoir et sans le vouloir, ce qui est encore plus
extraordinaire que de les avoir créés par la puissance de la volonté.
On dit aussi que de la graine d’une de ses plantes aurait jailli un être
humain très bien constitué et parfaitement beau : « Ah, celui-là, je
l’aime ! dit Père Corbeau. » L’autre, il ne l’avait jamais
aimé, bien qu’il eût fait exprès de le créer. « D’où viens-tu, lui
demanda Père Corbeau en levant son masque de corbeau et en redevenant un Homme
pour qu’il le reconnaisse? » - « Je suis sorti de cette graine, répondit
le Nouvel Homme. Je n’ai pas voulu rester enfermé là plus longtemps,
j’ai fait éclater la paroi et je suis sorti. » - « C’est une drôle
d’affaire, répondit le Père Corbeau : j’avais moi-même planté cette
graine, mais je n’avais pas idée qu’il pourrait en sortir…
un homme, oui, c’est bien ça : un homme. »
Et il le toucha et il éclata de rire, comme un enfant qui découvre qu’il
peut faire des bulles de savon qui volent : ce qui accrédite la version selon
laquelle l’homme fut créé par hasard.
Par hasard peut-être aussi furent créés tous les animaux ! « Ce n’est pas
certain, dit Père Corbeau, mais je crois bien que je l’ai fait sans que
je l’aie voulu. »
« Oui, mais maintenant, hasard ou pas, tu es devenu responsable, dit le petit
moineau à Père-Corbeau : il faut que tu t’occupes de tout ce qui arrive
sur terre. »
Et avec l’aide du petit moineau, Père Corbeau aménagea la terre, enseigna
aux hommes comment semer, récolter, pêcher, chasser, construire des kayaks et
des maisons. Et la terre devint un lieu d’habitation paisible pour toutes
les créatures. Il n’y avait que l’Homme-Fils, celui qui avait été
jeté dans l’abîme, qui était violent et qui venait parfois troubler la
paix du monde.
Après quoi, Père-Corbeau réunit tous les hommes et leur dit : « Même si je ne
l’ai pas fait exprès, je suis votre Père, vous ne devez jamais
l’oublier. » Puis il regagna le ciel, qui était toujours dans
l’obscurité. Alors, il jeta dans l’espace des pierres à feu
qu’il avait ramenées avec lui et ce furent des étoiles. Puis avec le
reste des pierres à feu, il fit un soleil immense qui éclaira
l’univers
Ainsi vinrent à l’existence tous les êtres. Mais avant eux était Père
Corbeau et avant lui encore, petit moineau.
Sources : Il s’agit d’un mythe esquimau raconté par Knud Rasmussen
(Le don de l’aigle, 1937) traduit librement par M.L. von Franz (Les
mythes de création, p.26). Il ne s’agit évidemment pas d’un texte
ancien, mais d’un récit fait par un indien de la rivière Noatac (Alaska).
Deux idées importantes : l’une qui enchante les psychanalystes, que la
création se fait à partir des pulsions obscures de l’inconscient et non
de la claire volonté (comme nous faisons nous-mêmes nos enfants!);
l’autre, qui intéresse les mathématiciens, insiste sur le rôle du hasard
dans l’élaboration du monde : les « choses » se débrouillent toutes
seules. Un pas de plus : ce que nous faisons selon nos plans est souvent raté,
mais ce que nous faisons en nous livrant à notre instinct peut réussir.
(pour accéder aux comédies pour enfants de Michel Fustier: http://theatre.enfant.free.fr , aux comédies aiguës : http://comedes.aigues.free.fr , aux comédies pour l’entreprise : http://theatrentreprise.free.fr …))Michel Fustier, 4 rue de Chambfort, 69 100 Villeurbanne, 04 78 84 25 28.