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Michel Fustier

CONTES DE LA CREATION DU MONDE.
(http://contescreation.free.fr )


8 - LA TRADITION GNOSTIQUE : LE DEMIURGE PERVERS.


Antérieur à tout, le Dieu Abîme Profond était parfait. Il était de plus incompréhensible et invisible, éternel et inengendré… A vrai dire, le Dieu Abîme Profond était deux : le Père Abîme et le Fils Abîme, qui se regardaient les yeux dans les yeux. Et tous les deux incompréhensibles et invisibles, éternels et inengendrés. Lorsqu’ils se furent profondément regardés durant des multitudes de siècles, s’éblouissant réciproquement, ils finirent par cligner des yeux et, dans un instant d’égarement, décidèrent de faire pour un instant quelque chose d’autre : ils ne savaient pas quoi, mais… quelque chose.
Ils firent venir un de leurs serviteurs et ils lui dirent : « Fais-nous quelque chose. » Le serviteur leur répondit : « Quoi ? » Ils répondirent : « Nous ne savons pas. A toi de voir. N’es-tu pas notre grand Ouvrier ? » - « Je peux faire n’importe quoi. Mais avec quoi ? » - « N’as-tu pas tes outils ? Et de la matière, tu en trouveras bien quelque part à travailler ! Des clous, des planches, de la pâte à modeler… tout ce que tu voudras. Ne nous dérange pas davantage. »
Il leur avait suffi à chacun de ce petit instant pour reposer leur vue fatiguée et, portant de nouveau les yeux l’un sur l’autre, ils se replongèrent pour des siècles dans leur contemplation réciproque. Ils eurent cependant le temps d’ajouter : « N’importe quoi, pourvu que cela soit quelque chose de digne de nous! »

Or le serviteur du Dieu Abîme Profond était depuis longtemps jaloux de n’être pas l’Abîme Profond lui-même, son cœur s’était aigri et il était soumis à ses passions : orgueil, cupidité, jalousie, imprudence, ignorance, maladresse. Il se dit cependant: « Cette fois, je vais pouvoir m’en donner à cœur joie. O ma mère Sophia Achamoth, assiste-moi dans mon ouvrage. » La pauvre mère, avec un pareil fils!
Il prit alors dans sa main une poignée de rien et la jeta dans l’immensité de l’espace où, devenu soudain quelque chose, ce rien se mit à tourner en cercles concentriques autour de lui-même. Puis, comme il voulait que tous puissent contempler son œuvre, le serviteur s’écria : « Que la lumière soit. » Et devenu matière, le rien qui tournait en rond dans l’univers s’illumina. Et des étoiles scintillèrent. Et des soleils se mirent à briller : « Ca marche, s’exclama-t-il ! » Et pour en être encore plus sûr, il fit exploser ici ou là quelques supernovae.

Au centre de tout se trouvait la terre, encore stérile et vide, mais pleine de promesses. Il la choisit pour continuer ses exploits. « Sur elle, je régnerai ! » Et donc, comme tous le savent, de la terre il fit un grand jardin rempli de plantes et d'animaux de toutes espèces.
Et il prit dans les cieux l’âme de l’homme. Et il trempa l’âme de l’homme dans la matière de la terre et ainsi elle fut revêtue d’un corps. Et il le mit tout entier, corps et âme, dans ce grand jardin.
Mais comme l’âme de l’homme était revêtue d’un corps, l’homme, exilé loin de la perfection de l’Abîme, fut soumis à toutes les passions de ce corps. Et, emporté par elles, il se multiplia sur toute la surface de la terre. D’autant plus facilement que l’Ouvrier, sous prétexte d’amour, l’avait créé mâle et femelle. Une diabolique machination !
Et l’Ouvrier, tellement fier de ce qu’il avait fait, en oubliait son maître le Dieu Abîme Profond et il ne cessait de répéter à la multitude des hommes qui cherchaient à qui s’adresser pour prier : « Vous n’avez pas d’autre Dieu que moi. » Après ce qu’il avait fait, il méritait, pensait-il, d’être… il avait inventé le mot : adoré.

Mais les hommes n’avaient pas l’air très contents de leur sort et il lui dirent : « Pourquoi, Seigneur Ouvrier, qui te dis notre Dieu, as-tu fait que la terre tremble et nous engloutisse ? Si tu n’y peux rien, peut-être le dieu Baal pourrait-il arranger ça ? »
Je vous le dis : « Ma création est admirable et vous n’avez pas d’autre Dieu que moi. »
« Nous ne sommes pas de ton avis. Pourquoi le monde que tu nous as fait marche-t-il si mal ? Pourquoi les déluges nous submergent-ils, pourquoi les volcans nous ensevelissent-ils ? C’est du mauvais travail que tu as accompli. Peut-être… le dieu Moloch… »
« Je vous l’interdis : Ma création est admirable et vous n’avez pas d’autre Dieu que moi. »
« Et le froid et le chaud, et la pluie et le vent… Et nous sommes malades et nous mourrons. Pourquoi mourrons-nous ? Nous voulons vivre. Il n’y a pas de raisons que nous mourrions. »
« Il y a des raisons… »
« Nous connaissons celles que tu nous donnes. Elles ne valent rien. Tu nous répètes toujours la même chose : Ma création est admirable et vous n’avez pas d’autre Dieu que moi. Mais nous commençons à nous demander si tu es vraiment notre Dieu. Et quelquefois, avant de mourir, nous souffrons beaucoup. Pourquoi ? Tu as fait du mauvais bouleau. Et puis, il y a à côté de nous des hommes méchants qui nous font la guerre et qui nous emmènent en captivité et qui nous font mourir cruellement. Pourquoi ? »

Cette fois l’Ouvrier se dit : « Ca va mal, il faut que je trouve à les convaincre… Allons, puisque vous insistez, je vais vous le dire : c’est parce que vous n’obéissez pas à mes lois. »
« C’est nouveau, ça : des lois! Ton truc marchait donc si mal qu’il a fallu que tu lui mettes des béquilles ! »
« J’hésitais à vous le dire : raisonneurs comme vous l’êtes, vous auriez fait des histoires. Mais il y a aussi des lois. Et comme vous êtes mon peuple, lorsque vous ne marchez pas droit, c’est moi qui vous punis. »
« Si tu nous punis, c’est que nous sommes méchants. Pourquoi nous as-tu faits méchants ? »
« C’est le mystère de ma très profonde bonté: mes voies ne sont pas vos voies… »
« Tu dis des choses obscures pour dissimuler ta maladresse. A moins que toi aussi tu ne sois méchant : ça expliquerait tout. »
Je vous le dis : « Je ne suis pas méchant, je suis… oui, c’est cela, je suis… juste. » Il venait là aussi d’inventer le mot. « Et je ne veux pas que vous péchiez. Vous n’avez pas d’autre Dieu que moi. »
« Tu radotes : on en doute de plus en plus. Et tous ces petits enfants qui meurent : ils n’ont pas pu commettre de tes fameux… comment appelles-tu ça ? de tes fameux péchés ! Et ton serviteur Job, qui n’a jamais désobéi à ta loi, pourquoi l’as-tu fait souffrir ? Est-ce juste ? »
« J’ai voulu… l’éprouver. »
« L’éprouver : ah, le beau mot ! C’est bien ce que nous disions : tu serais donc non seulement méchant, mais sadique ! Pourquoi as-tu créé le mal dont tu nous accables ? Est-ce que ça t’amuse de nous voir malheureux? Et toi, tu ne respectes même pas tes propres lois : tu massacres les femmes et les enfants, tu mens, tu voles… enfin tu nous ordonnes de le faire. »
« C’est moi qui ai fait la loi : je suis au dessus de la loi. Quant à vous, il vous faut bien expier vos péchés… et aussi les miens. »
« Salaud ! Fais ce que tu veux, mais nous, encore une fois, nous ne voyons ni la nécessité de commettre des péchés, surtout les tiens, ni celle de les expier… Tu n’es pas Dieu, tu es un Ouvrier pervers. »

Et à partir de ce moment-là les hommes se séparèrent en deux groupes : ceux qui continuèrent tout de même à croire que l’Ouvrier était leur Dieu. Et ceux qui ne le crurent plus et qui ne furent d’ailleurs pas plus heureux, ni plus malheureux, que les autres : simplement, en refusant d’adorer leur persécuteur, se montrèrent-ils plus dignes.


Sources : Ce conte se situe dans la tradition judéo-chrétienne des églises gnostiques des premiers siècles. Saint Irénée, évêque de Lyon, nous a conservé l’essentiel de leur doctrine dans son Contra Haereses. Le monde est mauvais et son "Démiurge pervers" (qu’il faut bien finir par nommer : Yahvé) est un des thèmes favori de la Gnose foisonnante des commencements du christianisme. Le concept en a été exprimé clairement en particulier par Valentin et Marcion, avant d’être longuement réfuté par l’Eglise dominante, qui ne peut admettre que Yahvé ne soit pas Dieu. Dans la perspective des gnostiques, Jésus, envoyé du Père, serait venu réparer les méfaits du Démiurge pervers. Thèse reprise par les Cathares, gnostiques eux aussi. Les gnostiques avaient échappé à Yahvé, mais ils furent cruellement persécutés par les tenants de Yahvé (ex: la croisade contre les Cathares). Ils auraient peut-être mieux fait de garder leurs idées pour eux.

 

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