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Michel Fustier

CONTES DE LA CREATION DU MONDE.
(http://contescreation.free.fr )


3 – PLATON + TCHOUANG TSEU : LE GEOMETRE ET LES BOUSILLEURS.


- Ma petite fille, veux-tu que je vous raconte encore une fois une histoire de création ?
- Oh oui, certainement, grand-père ! Ça m’intéresse beaucoup.
- Alors je vais te raconter l'histoire du plus intelligent de tous les créateurs… Parce que, bien sûr, pour que le monde commence, il faut qu’il y ait quelqu’un qui le fasse commencer. Cela s’appelle un créateur. Et pourquoi le plus intelligent ? Parce qu’il faut bien que je te donne au moins une fois une bonne impression des créateurs. Donc, le plus intelligent des créateurs… c'était un mathématicien, un géomètre même ! se dit un jour qu’il allait faire un monde parfait.
- C’est quoi, parfait ?
- Sans défauts. Tu ne vois pas ce que pourrait être une petite fille parfaite ?
- Non, pas très bien.
- A dire vrai, moi non plus. Et tes parents pas davantage. Mais mon créateur en savait beaucoup plus que nous tous. Donc il fit une créature parfaite et pour cela, il lui donna la forme d’une sphère… d’un ballon si tu veux.
- Oui, j'avais compris. Qu’est ce qu’il y a de parfait dans une sphère ?
- C’est que tous les points de la surface sont à la même distance du centre.
- Ah oui, c'est vrai !
- C’est une propriété tellement admirable qu’elle seule pouvait convenir à un être parfait.
- Je n’y avais jamais pensé. De toute façon, moi, je n’ai aucune envie d’être toute ronde !
- Je te comprends. Et quand il lui eut donné la forme d’une sphère, il la polit soigneusement, en la passant d’abord au papier de verre, puis en la frottant avec des chiffons. Et ensuite il la recouvrit vraisemblablement de vernis, ou d’encaustique. Et l’être parfait contenait tout ce dont il avait besoin… Donc, pas d’yeux pour voir, car il n’y avait rien à voir en dehors de lui, pas d’oreilles, car il n’y avait de la même façon rien à entendre, pas de bouche, car il se procurait lui-même sa nourriture en puisant en lui-même, et pas de mains, car il n’y avait rien à saisir en dehors de lui, et pas de pieds, car il n’avait nulle part à aller où il ne soit déjà. Le créateur le fit seulement tourner en rond sur lui-même.
- Ce n’est pas très drôle ! Maman me dit souvent de ne pas rester là à tourner en rond.
- Elle n'est pas géomètre. Le créateur l’était… Il mit la sphère sur le bord de la mer et la regarda tourner un long moment. Tourner, c'était évidemment, des sept mouvements connus, le seul qui convenait à cet être parfait.
- Mais, dis : pourquoi sept mouvements ? Un pour chaque jour de la semaine ?
- Mais non : sept mouvements… Tu vas voir. Lève-toi ! Tu peux premièrement avancer ?
- Oui, voilà.
- Ensuite reculer, puis aller à droite ou à gauche… ne te trompe pas. Ca fait combien de mouvements ?
- En avant, en arrière, à droite, à gauche… Quatre.
- Très bien : et si tu montes sur la table ?
- Ah oui, cela fait un mouvement… Cinq ! Un mouvement en haut. Et si je descends de la table, un mouvement en bas. Nous sommes à six. Et le septième, j’ai trouvé, c’était de tourner en rond, comme le ballon parfait… Tu n’aurais pas une autre histoire ? Je ne trouve pas ça bien passionnant.
- Attends, je n’ai pas fini, ça va se corser… Donc, quand il eut fini, le très intelligent créateur, sûr de son fait, s'en retourna se reposer dans le ciel. Il estimait qu'il avait assez travaillé. S’en vinrent alors à passer deux autres créateurs qui se promenaient nonchalamment par là. « Tiens, dit l’un d’eux, qu’est ce que c’est que ça ? » Il faut dire que l’être parfait était énorme… bien sûr, puisqu’il contenait en lui même tout ce dont il avait besoin ! et qu’il était difficile de ne pas l’apercevoir.
- Qui étaient-ce, ces deux créateurs ?
- Des Chinois. Selon la légende, l’un était le souverain de la mer du Nord qui était réputé avoir l’esprit un peu brumeux et agir sans bien réfléchir…
- Pour un créateur !
- L’autre était le souverain des chatoyantes mers du Sud que l’on considérait comme insouciant, changeant et nonchalant.
- Il y a vraiment de tout chez les créateurs.
- Oui, bien sûr, pourquoi pas ? « Qu’est-ce que c’est que ça, répondit l’autre : mais c’est un pauvre enfant en perdition. Regarde: Complètement fermé sur lui-même … » Naturellement ils ne savaient pas que c’était la créature du plus intelligent des créateurs qu’ils avaient sous les yeux…. Il ajouta : « Pas une ouverture par laquelle il puisse voir, entendre, manger, respirer… Et à tourner comme ça indéfiniment en rond il va prendre le vertige. » Et les deux créateurs, qui avaient bon cœur, prirent leurs outils et firent dans la paroi de la sphère polie deux trous pour les yeux, et le lendemain deux trous pour les narines… le travail était très dur ; et le lendemain encore deux trous pour les oreilles ; puis un trou pour la bouche et encore deux autres pour évacuer ce qui aurait été avalé par la bouche… Puis ils s’en furent chercher par toute la terre, ce qui n’était pas commode à trouver, des yeux, des oreilles, un nez, une bouche avec des dents et une langue, et tout le reste… pour les autres trous.
- Tu veux dire des trucs pour faire caca et pour faire pipi.
- Oui. Et aussi ils cherchèrent des bras et des jambes qu’ils avaient l’intention de lui visser aux bons endroits pour qu’il puisse aller se promener et saisir au moins sa canne et son chapeau. Cela leur prit beaucoup de temps car il n’y avait pas de supermarchés à cette époque et l’on ne pouvait mettre tous ses achats tout simplement dans un caddie pour les rapporter à la maison. Ils durent courir à droite et à gauche. Et quand ils revinrent…
- Eh bien ?
- La pauvre créature avait disparu. Elle était morte. A force de vouloir bien faire, ils l’avaient tuée. Elle s’était écoulée par tous les trous qu’ils lui avaient faits et ce n'était plus par terre qu'un petit tas de détritus que les vagues de la mer n'allaient pas tarder à disperser. Les deux empereurs des mers se dirent l'un à l'autre : « Décidément ce n'était pas de la bonne fabrication. » C’était vexant, pour des créateurs, d’avoir manqué leur coup. Puis, dépités, ils repartirent sur leurs vaisseaux, qui les attendaient… L'étrange créature s'était vidée comme un œuf que l'on siffle en lui faisant deux petits trous. Mais peut-être après tout était-ce un œuf ! Dans les histoires de création, il y en a beaucoup qui commencent par un œuf…
- Si je comprends bien, ils ont voulu trop bien faire !
- Il faut toujours se méfier de vouloir trop bien faire.
- Mais, dis, grand-père, est-ce qu'il y a vraiment plusieurs créateurs dans le monde.
- Tu vois : je ne sais pas. Mais il semblerait bien, d'après l'histoire.
- Mais quel est celui qui a créé les autres ?
- Quand on leur pose la question ils se disputent comme des chiffonniers et ils se foutent des baffes. Cela durera éternellement.


Sources: Le Timée de Platon pour ce qui concerne la sphère : l'être parfait se suffit. Il est étrange de voir que les théories modernes des systèmes font de l'ouverture sur l'extérieur la condition de survie des êtres vivants. Il est vrai que Platon ne fait ici que rapporter la pensée de Pythagore. Sa cosmogonie illustre bien les tentations de repli sur eux-mêmes, repli physique ou intellectuel, des systèmes totalitaires comme l'Empire chinois, certaines religions totalitaires, le troisième Reich. En seconde partie (rapprochement saugrenu) le texte d'un saint taoïste, Tchouang tseu, de tendance pessimiste (l'inutilité, l'immobilité). Il faut ajouter que, dans le texte de Tchouang tseu, la sphère était en réalité un troisième souverain, le Chaos, ami des deux autres, envers lesquels il se comportait fort courtoisement. En voulant l'aider à sortir de son état désespéré, ses amis le détruisirent, ce qui est fortement chargé de sens : faut-il ou non intervenir dans la vie des autres ?

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